Je crois qu’on ne s’habitue jamais à de telles scènes. Et pourtant ça fait quelques années que je les fréquente, ces lieux-frontières, où partout où tu regardes tout te transmet que tu n’es pas le/la bienvenu·e. Enfin, pas toi, qui n’as pas besoin de ces lieux pour prétendre à une vie digne. Toi, tu peux passer toute une vie dans la même ville sans aller aussi loin dans cette aspérité du monde, sans en apercevoir les frontières invisibles. Ces lieux se répètent à Bruxelles, ils sont à la fois suffisamment visibles pour que tu aies peur de ces inconnu·es migrant·es qui semblent marginaux·ales par choix, mais aussi suffisamment invisibles, pour que tu ne sois pas capable d’y reconnaître l’humanité qui nous relie. Une fois que mon regard s’est attardé avec pudeur et stupeur sur l’un de ces lieux, je ne peux m’empêcher de les revoir à Paris, à Lisbonne, à Milan. Ils sont là sans l’être vraiment, invisibilisés et réprimés de par leur survisibilité dans l’espace public. Paradoxal, non ?
J’aimerais que celles et ceux au gouvernement fédéral qui ont le pouvoir de changer cette scène, qui l’ont décidée ou cautionnée par leur silence, partagent ma stupeur et mon indignation. Qu’ils·elles ne puissent s’empêcher de le voir. Qu’ils·elles cessent de nous parler de crise et d’impossibilité d’accueil, comme si ce qui arrive à ces gens était un hasard, alors que la décision de négliger, réprimer, abandonner, en est bien une. Une décision politique.
J’aimerais que tous les autres qui n’en ont pas le pouvoir comprennent que ces scènes ne sont pas un accident, une faute à pas de chance, une fatalité. Oui, quitter un pays à cause de la guerre ou de la misère est souvent un drame, tout comme le temps qu’il aura fallu rester et subir avant de pouvoir migrer. Mettre en place une politique pour que ce drame ne cesse de se reproduire ici, en Belgique, est une décision. On décide de laisser des gens dormir à même le sol, littéralement parmi les déchets, de les vulnérabiliser, de les livrer au béton, à la violence de la rue, à la froideur institutionnelle, à la folie ou à la mort. On le décide. Je le répète pour ne pas être tentée de l’oublier - et la gestion de la dite “crise ukrainienne” a eu le mérite de nous éclairer. Le déni d’accueil (et, en passant, de l’État de droit) est un choix.
Il est 7h15, on arrive avec une petite équipe de bénévoles pour proposer des douches au gymnase de l’université. Les files pour accéder à l’OE sont déjà formées, on y aperçoit des hommes, des femmes et des enfants aux mines fatiguées. Les parents guettent leurs enfants se balader partout, jouer avec des barquettes du repas de la veille, manger des gaufres au chocolat, s’en mettre plein les doigts, pleurer après être tombés en courant, râler parce qu’ils ont froid, faim, parce qu’ils en ont marre. Les bénévoles de Serve the City déplient leurs tables pour installer la distribution du petit-déjeuner, du thé, du café, des fruits, des biscuits. C’est rassurant de voir arriver leurs sourires et leur calme qui illuminent cette scène de gris, de poubelles qui débordent, de stress sur les visages, de confusion pour trouver la bonne file - celle des hommes seuls, celle des familles, celle des convocations,... On n’en sait rien et il n’y a pas de panneaux, personne n’est là pour les informer, ce qui illustre aussi le mépris de cet accueil. C’est rassurant de voir arriver ces bénévoles, de se dire qu’il y a toujours des gens pour nous rappeler que préparer un petit-déjeuner est aussi un acte de résistance contre la déshumanisation des primo-arrivant·es.
On se dirige vers les personnes qui dorment, protégées de la pluie en dessous et sur la rampe en béton qui donne accès à un centre médical. Quelques dizaines de corps sont allongés à terre, endormis sur des cartons et des couvertures colorées. Le réveil est en sursaut. Ils, des jeunes garçons à l’air méfiant, se réveillent un à un pour écouter ce que nous avons à proposer. We come from the university. We would like to invite you to take a shower there. Do you want to come with us ? You can also charge your phone there and have a coffee. S’en suit la traduction en plusieurs langues, les réveils des amis, la méfiance, la perplexité, le rien à perdre, une occasion à saisir. Et puis on nous suit, petit à petit, d’abord un, puis son ami, encore un autre et ainsi de suite. Ils sont 15 pour la première permanence, les jours qui suivent ils sont 20 et puis 25. L’arrivée un peu dubitative et nerveuse par le réveil soudain laisse place à la familiarité pour ceux qui reviennent, qui commencent à connaître les lieux, les bénévoles.
À la sortie des douches, les regards sont illuminés. C’est tout bête, une douche. C’est tellement la base, une douche. On utilise même la formulation “je vais prendre ma douche”, tellement elle appartient à une routine, elle nous appartient. Quand on en est privé, cela devient une denrée précieuse, un garant de dignité, un moment éphémère de réconfort - on recommande 5 minutes, pour s’assurer d’avoir de l’eau chaude pour 25. La douche devient une occasion à saisir, même si ça peut s’accompagner d’une crainte - qui sont ces gens qui viennent nous aborder ? - ce qui est naturel, après des chemins marqués par le danger et la prédation. Mais ils la connaissent aussi, la solidarité, elle s’organise partout avec les moyens du bord et heureusement qu’elle est là, elle est aussi le garant de notre dignité à tou·tes.
Ça dure deux heures, deux fois par semaine. Certes, on ne réglera pas la politique migratoire en offrant des douches, mais leur valeur est incommensurable quand on nous relègue en permanence à la froideur, au sol, aux déchets, au mépris. Et puis - je me le dis comme pour me rassurer - proposer une douche revient aussi à affirmer que nous sommes quelques un·es à trouver encore inacceptable d’abandonner des gens à l’indifférence et à la violence. Organiser un moment de soin et de partage, aussi petit soit-il, contrarie la banalisation du fait que quelques un·es parmi nous, parce qu’ils·elles sont étranger·ères, peuvent être privés de droits fondamentaux, de toit, de sanitaires, de nourriture, mais aussi de liens sociaux avec ceux et celles qui empruntent les mêmes trottoirs qu’ils sont forcés d’habiter. Alors on se relie, on se soutient, on se reconnaît.
Rejoignez-nous, si vous aussi voulez faire quelque chose, venir sur place, collecter des dons, en parler autour de vous, c’est déjà ça.
Merci à tou·tes celles et ceux qui rendent ce petit espace de solidarité possible.
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